Newsletter Numéro 21                                                                                10 avril 2004
Francis McCollum Feeley

 
 

En juin 2003, notre groupe de recherche (CEIMSA) a invité deux personnalités politiques, des rebelles , Michael Moore et Jim Hightower, à un colloque international sur "l'état de la culture politique aujourd'hui aux Etats-Unis." En septembre 2003, nous avons appris que Michael Moore avait terminé son nouveau livre, Dude, Where is my Country?, traduit Tous aux abris: Mike, l'arme de dérision massive! (éditions La Decourvert, 2004), mais qu'il ne voulait pas quitter les Etats-Unis avant les élections de novembre 2004. C'est alors que nous avons reçu un message de Jim Hightower qui disait qu'il aimerait venir à Grenoble et participer à notre colloque international d'avril 2004 sur la culture politique américaine. Lorsque nous avons obtenu son accord, notre centre de recherche a décidé que pour mieux comprendre Jim Hightower et son milieu politique de gauche, il fallait traduire son dernier livre, Thieves in High Places, un succès aux Etats-Unis. Ces truands qui nous gouvernent (éditions du Croquant, 2004) est maintenant en vente en France, en Belgique et au Canada; il permet aux lecteurs français de mieux comprendre ce mouvement politique contemporain dont l'objectif est une révolution socialiste, mouvement presque invisible dans les media contrôlés par quelques oligopoles.

Le colloque d’avril 2004 à l'Université Stendhal de Grenoble (ainsi que la traduction en français du livre de Hightower) tentera de lever le voile sur cette mystification et de révéler ce dont des millions d'Américains parlent chaque jour- que le capitalisme ne marche plus pour le plus grand bien de la majorité des gens.

Jim Hightower est connu aux Etats-Unis comme le "populiste le plus populaire des Etats-Unis". En préparation du colloque de deux jours sur L'Etat de la culture politique aux Etats-Unis de nos jours ( qui aura lieu à partir de 13 heures le jeudi 22 et le vendredi 23 dans l'amphithéatre 11 de l'Université Stendhal ), les lecteurs européens auraient intérêt à se familiariser avec une brève historiographie du Mouvement populiste américain.

Différentes interprétations historique du populisme.
Les études historiques du populisme sont d'origine relativement récente. La première étude du mouvement date de 1930 lorsque J.D.Hicks publia The Populist Revolt. Ce livre traite du populisme en général et c'est encore un livre de référence. Le point de vue qui y est exprimé a été contesté depuis.

Ce point de vue peut être résumé par l'affirmation de Hicks que le populisme a représenté "la dernière étape d'un long combat, peut-être perdu d'avance- le combat pour sauver l'Amérique rurale des machoires de l'amérique industrielle." Hicks écrivait dans une période où les historiens tendaient à voir certains maux de la société industrielle et des vertus indéniables dans l'Amérique rurale du siècle précédent; d'où la thèse que les réformes proposées par les Populistes étaient bonnes. Il semble regretter l'échec du rêve populiste et pourtant il admet qu'une partie du rêve s'est finalement réalisée quand, des années plus tard, beaucoup de propositions faites par les Populistes ont été votées par le Congrès ou des assemblées d'Etats.

Ce point de vue favorable aux Populistes a dominé pendant plus de vingt ans. Puis, en 1955, Richard Hofstadter a proposé une interprétation différente et déclenché une attaque des Populistes avec son livre The Age of Reform. Hofstadter représentait une nouvelle école d'historiens, école qui était enracinée dans une société urbaine et qui avait certaines réserves à l'égard de l'ancien ordre rural. Il essaiera de démontrer que Hicks et d'autres historiens avaient négligé des aspects importants du populisme. Selon Hofstadter, le populisme ne tenait pas compte de la réalité: c'était un courant romantique qui refusait de confronter les durs problèmes d'une société moderne. Il proposait des solutions simplistes et souhaitait une retour à une société plus simple. De plus, il avait un côté inquiétant. Beaucoup de Populistes dénonçaient les banquiers internationaux, dont certains étaient juifs; ainsi donc le mouvement présentait des tendances antisémites. D'autres historiens développèrent ce point en disant que le populisme reflétait une psychologie fasciste.

L'interprétation, plus récente, de l'historien Irwin Unger est dans la tradition de l'école de Hofstadter; selon lui, "les Populistes étaient des agrariens qui ne comprenaient pas bien les problèmes complexes de leur époque. Ils proposaient des solutions aux problèmes contemporains qui reflétaient souvent leur ignorance, leur méconnaissance des meilleurs penseurs de leur temps et leur aliénation profonde devant une situation économique et sociale insoluble. Il est clair aujourd'hui, écrit-il, que dans un monde encore plus complexe, nous ne pouvons rien attendre d'une telle vision sociale limitée et même bornée....Confronté à un aspect plus complexe et abstrus de l'économie, ou au changement social qui accompagnait l'industrialisation, l'agriculteur avait souvent recours à des réponses naïves et simplistes."

Tandis que des historiens comme Unger ont adopté et développé le point de vue d'Hofstadter, d'autres ont entrepris de le réfuter. C.Vann Woodward, auteur de Tom Watson, agrarien rebelle (1958) a alors rappelé aux historiens antipopulistes que Watson et d'autres dirigeants sudistes du parti populiste avaient encouragé une coopération politique entre blancs et noirs. Dans The Populist Response to Industrialism (1962), Norman Pollack avança l'idée que les Populistes avaient une conception sophistiquée de la société, acceptaient le monde moderne, et proposaient des solutions raisonnables aux problèmes économiques. Dans The Tolerant Populists(1963), W.T.K.Nugent soutient qu'au moins dans le Kansas, les Populistes étaient juste l'inverse de ce qu'Hofstadter les qualifiait. Ils accueillaient les Juifs et d'autres immigrants dans le parti populiste, et proposaient un programme pratique adapté à leur époque.

Le professeur Steven Hahn de l'Université de Californie à San Diego, dans son livre, The Roots of Southern Populism (1983) conclut dans son étude très prisée du mouvement populiste en Géorgie entre 1850 et 1890 que malgré les contradictions, l'engagement du Populisme à lutter pour la démocratie politique et pour les coopératives, représentait une alternative radicale au capitalisme triomphant du Gilded Age...Si, plus tard, la législation fédérale concernant l'agriculture s'est inspirée des programmes populistes, avance Hahn, cela n'a été possible qu'après que la disparition du mouvement eut servi, et pas accessoirement, les intérêts des grands propriétaires. Les différents mouvements populaires du début du XXe siècle, selon ce spécialiste, particulièrement le parti socialiste dont l'influence s'étendit dans le Sud-Ouest, se fixèrent le but de regrouper les métayers et les ouvriers agricoles et firent preuve d'une sensibilité prolétarienne grandissante. Cette sensibilité devait beaucoup à l'expérience et aux luttes de ses prédécesseurs populistes. 'Pour plus de preuves de cette interprétation du mouvement populiste,
voir le livre de James Green, Grass-Roots Socialism: Radical Movements in the Southwest, 1895-1943 (1978) ainsi que When Farmers Voted Red: the Gospel of Socialism in the Oklahoma Countryside, 1910-1914 (1979) de Garin Burbank, et enfin Democratic Promise: The Populist Movement in America (1976), par Lawrence Goodwyn dont l'historien C. Vann Woodward écrierait : "grâce à ce livre, il est plus difficile de jeter le discrédit sur tout mouvement de masse qui s'insurge contre les institutions existantes en lui collant l'étiquette populiste".

Aujourd'hui, des journalistes et politologues ainsi que des enseignants appliquent les termes "populisme" et populiste" à une grande variété de mouvements récents et de personnalités politiques, à des hommes aussi différents que par exemple, l'ancien Sénateur Joseph McCarthy du Wisconsin, Ronald Reagan (Californie), et le candidat à la présidence Ross Perot du Texas. Cet emploi lâche de ces termes leur enlève pratiquement toute signification. Pour prendre un exemple récent de ce type de malentendu, Serge Halimi, journaliste au Monde diplomatique, vient de publier une nouveau livre, Le Grand Bond en Arrière (2004), ou se trouve une chapitre sur le mouvement populist (chapitre 3) dans lequel il conclut, en citant Christopher Lasch (The Agony of the American Left, 1969) : "Les populistes n'imaginaient pas a quel point l'indignation d'un instant retombe vite et redevient de l'indifférence sitôt que les revendications immédiates sont satisfaites. Bien davantage que les socialistes, disposés a un travail de longue durée pour créer une conscience de masse de la supériorité morale de l'ordre socialiste, les populistes américains ont toujours été sujets au découragement quand leurs espoirs d'une transformation rapide se sont métamorphosés en poussière." (cite par Halimi, p.82)

C’est regrettable que ce partie du travail de Halimi est largement influencé par Richard Hoffstadter (The Age of Reform, 1955) et Christopher Lasch (le chapitre 3, "The End of Populism," in The Agony of the American Left), mais qui ignore les travaux classiques sur le sujet de J.D. Hicks (The Populist Revolt, 1930), de C Vann Woodward (Tom Watson, Agrarian Rebel, 1938), de Norman Pollack (The Populist Resonse to Industrialism, 1962), de W.T.K. Nugent, (The Tolerant Populists, 1963), et les recherches plus récentes mentionnées au-dessous.

Selon ces nouveaux historiens, qui ne sont pas mentionnés par Halimi, le mouvement populiste a rejeté, globalement, les valeurs du capitalisme, même s'il n'était pas capable d'articuler une alternative valable. Par contre, les Socialistes, selon l'historien Gabriel Kolko dans son livre, The Triumph of Consevatism, a Reinterpretation of American History, 1900-1916, ont souffert de la croyance fétichiste dans la nécessité du centralisme qui a caractérisé tous les groupes socialistes qui ont interprété Marx de façon trop littérale et ainsi perdu à la longue la plupart de leurs adeptes, qui sont allés grossir le Parti démocrate."(voir Kolko, pp. 304-305) "La résignation des Socialistes à l'inévitable capitalisme monopoliste, rappelle Kolko, n'était pas simplement un engagement passif à un article de foi. Elle a poussé beaucoup d'entre eux à éprouver une admiration personnelle pour les grands magnats de l'industrie, qui dépasse celle de la plupart des panégyriques de commande. Certes, les magnats véhiculaient le progrès et garantissaient le socialisme; il fallait les défendre lorsqu'ils étaient attaqués pour le rôle qu'ils avaient joué dans un processus industriel impersonnel. Car les Socialistes "ne font pas la Révolution" déclarait The Worker en avril 1901. "Il serait plus vrai de dire que Morgan et Rockefeller font la révolution." Le capitalisme monopoliste était "prédestiné", et des capitalistes comme Morgan et Rockefeller jouaient simplement leur rôle inévitable en cherchant à faire des bénéfices."(voir Kolko, p. 17)

En suivant cette fausse piste, Halimi ajoute, en faisant référence à Tom Frank (journaliste contemporain à Chicago), que, comme William Jennings Bryan, Ronald Reagan a été un populiste, reprenant l’expression « le populisme de marché » (l’idée que la volonté du peuple américain se trouve dans le pouvoir d’achat) : « Et Reagan n’oubliera jamais de faire figurer les grandes entreprises au nombre des rebelles légitimes, puisqu’elles ont été « élues » par ce peuple qui leur achète leurs marchandises et leurs marques. »(voir Halimi, p. 84)

Le contexte historique.
William Jennings Bryan n'a sans doute pas compris le mouvement populiste. Il s'est emparé d'une question populiste, la question des pièces d'argent- la plus superficielle des différentes propositions du mouvement protestataire, et l'a transformée en une obsession personnelle et politique. La nomination de Bryan à la convention du Parti démocrate en 1896 reçut le soutien de magnats comme Marcus Daly, propriétaire d'Anaconda Copper, et de William Randolph Hearst, qui représentait les intérêts des propriétaires de mines d'argent de l'Ouest. L'écrivain populiste Henry Demarest Lloyd, auteur de Wealth Against Commonwealth, a écrit à propos de la nomination de Bryan en 1896: "Les pauvres gens jettent leur chapeau en l'air en l'honneur de ceux qui promettent de les sortir de la jungle en empruntant la voie de la monnaie...Ils vont errer pendant quarante ans dans le labyrinthe de la monnaie."(voir Zinn, Histoire populaire des Etats-Unis, ch. 11)  On entend dire à l’epoque que ça a été une trahison envers le Mouvement Populiste que de supporter William Jennings Bryan, « Le Jeune de la Platt »,  représentant du Parti Démocratique à 36 ans et qui, « comme la rivière Platt, à une profondeur de 6 peuce et une embouchure de 6 milles large. »

Gabriel Kolko observe qu’il devint « de plus en plus évident que le changement était inévitable dans un démocratie politique où les fermiers de la Fédération agricole, les Populistes et les syndicalistes avaient un nombre de partisans inquiétants, et pourraient exploiter un dangereux sentiment d'injustice au moment voulu et mettre en danger tout l'ordre social établi, que la meilleure façon de lutter contre le changement était de le canaliser. Si la direction de ce changement devait aussi résoudre les problèmes internes de l'organisation industrielle et financière, ...cela n'en était que pour le mieux! » (voir Kolko, p.58) Le mouvement populiste avant le début du siècle devait disparaître afin que le capitalisme puisse se consolider et que les entreprises américaines puissent mettre sur pied un système politique favorable à un environnement capitaliste qui servirait à mettre fin aux revendications socialistes grandissantes de nationalisation de l'industrie. "Le capitalisme politique" naquit durant la lutte contre des organisations comme le syndicat des employés des chemins de fer (The American Railway Workers Union) les Chevaliers du travail (The Knights of Labor), l'Alliance des agriculteurs (The Farmers Alliance) le syndicat des ouvriers du monde (The Industrial Workers of the World) et le Parti Populiste (The Populist Party). Avant les années 90, les grandes entreprises ne s'intéressaient pas au gouvernement ou à une politique particulière, mais cela devait changer totalement après qu'une série de grèves des employés des chemins de fer eut déclenché des émeutes dans les principales villes des Etats-Unis. A la même époque, des mouvements agraires contestaient la propriété privée des monopoles qui dominaient la vie rurale: silos à grains dans la région du centre, égreneuses de coton dans le sud, et banques et compagnies d'assurance qui achetaient les fermes familiales qui avaient fait faillite, pour y développer une agriculture industrielle à une échelle encore jamais vue dans l'histoire de l'humanité. (pour une description de ce phénomène historique, voir Zinn, op. cit., chapitre 13).

Le premier document du Mouvement Populiste apparut, d’après Howard Zinn, durant l’été 1886 lors d’une réunion de l’Alliance des Agriculteurs à Cleburne, à quelques kilomètres au sud-ouest de Dallas. Cette alliance avait vu le jour au Texas en 1877, au plus fort de la Grande Dépression. Elle se développa rapidement, au point qu’en 1886 plus de 100000 familles d’agriculteurs texans avaient rejoint les quelques 2000 sous-alliances de l’état. Elle poursuivit sa croissance à travers les autres états du Sud,  en Géorgie, au Tennessee, et au Mississippi, où des dizaines de milliers d’agriculteurs rejoignirent ses organisations locales. L’Alliance s’étendit ensuite vers les états du Midwest, et en 1891 elle avait envoyé des « émissaires » dans 43 états et régions, et disait avoir touché plus de 2 millions de familles d’agriculteurs. Selon l’historien Lawrence Goodwyn, « ce fut la vague d’organisation la plus importante du 19ème siècle, toutes organisations citoyennes confondues. »
 

A Cleburne, en 1886, les agriculteurs Texans se déclarèrent solidaires des ouvriers en grève de Chicago et réclamèrent « une législation qui permette d’assurer à notre peuple l’indépendance vis-à-vis des abus honteux et coûteux que les classes laborieuses subissent de la part des puissantes et arrogantes grandes entreprises capitalistes. »  Six ans plus tard, en février 1892, ce sentiment grandissant de solidarité entre les agriculteurs et les ouvriers donna naissance au Parti Populiste (the People's Party) à St. Louis dans le Missouri. Les agriculteurs avaient déjà projeté de fonder un troisième parti lors d’ une rencontre à Cincinnati dans l'Ohio, en mai 1891. Et en juillet 1892 mille trois cents délégués, dont 80 représentaient le syndicat industriel Knights of Labor, se rencontraient à Omaha dans le Nebraska pour approuver un ensemble de principes et pour nommer des candidats à la présidence et à la vice-présidence de Etats-Unis. Y furent choisis deux populistes radicaux issus des élections de Novembre : le candidat à la vice-présidence était James G. Field, (de l’Alliance des Agriculteurs de Géorgie), et celui à la présidence James B. Weaver (un avocat de l’Alliance de l’Iowa).

C’est une bataille entre les voleurs et les volés » déclara un délégué radical lors de cette première convention du Parti Populiste. A ces rencontres s'étaient retrouvés des représentants de l'Alliance des agriculteurs, de celle du nord et de celle du sud, et des porte-parole des Chevaliers du Travail. Les fondateurs de ce troisième parti avaient une expérience politique de plusieurs décennies au niveau local et au niveau des Etats, dans le Parti du Dollar (The Greenback Party), au sein de la lutte en faveur de la législation de la Fédération agricole (Grange Laws), dans les grèves des chemins de fer des années 70 et 80, et dans d'autres luttes. Il y avait des dirigeants hauts en couleur, outre Weaver et Field, comme les populistes Thomas E.Watson en Géorgie, Leonidas L. Polk en Caroline du nord, Ignatus Donnelly dans le Minnesota et Jerry Simpson ("le Socrate des grandes plaines" dans le Kansas). Ensemble, ils jetaient un pont entre les communautés de l'Amérique rurale et de l'Amérique urbaine, entre les noirs et les blancs; durant la période 1870-74, les assemblées d'Etats de l'Illinois, de l'Iowa, du Minnesota et du Wisconsin avaient voté des lois pour réglementer les chemins de fer, les installations d'entrepôts et de silos des grandes entreprises monopolistes qui stockaient les céréales pour les agriculteurs avant qu'elles arrivent sur le marché. Les lois de la Fédération agricole fixèrent des tarifs maxima pour le transport des passagers et des marchandises, réglementèrent le stockage des céréales et en fixèrent le prix, et interdirent un certain nombre de pratiques discriminatoires des entreprises monopolistes dans ces Etats.

Les chemins de fer contestèrent la légalité de ces lois et finalement la Cour suprême des Etats-Unis annula la législation votée par les Etats, destinée à protéger les agriculteurs de l'exploitation des entreprises monopolistes dans leur région. La première des six décisions de la Cour suprême en 1876 fut la décision opposant l'Entrepise Munn contre l'Etat de l'Illinois: elle concernait le droit d'un Etat à fixer le tarif de stockage dans les entrepôts. D'autres décisions concernèrent les tarifs maxima des chemins de fer. Chaque fois, la Cour suprême prit le parti de l'entreprise contre la loi étatique en utilisant l'argument que, d'après le 14e amendement de la Constitution, les entreprises avaient les mêmes droits que les citoyens, qu'elles ne pouvaient être privées de la vie, de la liberté et de la propriété; "la loi devait être appliquée selon les procédures prévues". La Cour reconnaissait ainsi que l'entreprise était une personnes dotée de tous les droits d'un citoyen américain, et prétendait que le revenu prévu qui provenait d'investissements était la même chose que la "propriété privée".

Les efforts démocratiques au niveau des Etats pour protéger les citoyens des abus des monopoles échouèrent du fait du pouvoir judiciaire du gouvernement fédéral. Dans les années 80, le prix des denrées agricoles baissa à nouveau, l'Amérique rurale traversa une période difficile et les agriculteurs du sud et de l'ouest eurent recours à des formes d'organisations plus militantes que le mouvement de la Fédération agricole (Grange Movement). Ce fut de l'Alliance des agriculteurs que naquit le Parti populiste en 1892. Après les élections de 1890, les dirigeants de l'Alliance devinrent convaincus que le temps était venu de fonder un parti national unissant agriculteurs et ouvriers. Ils étaient conscients que leurs succès locaux n'auraient aucun effet sur la ligne du Parti démocrate pro-capitaliste. Le fait que la Cour suprême ait accepté l'idée qu'une entreprise était une "personne" selon la loi et avait droit à la protection de la clause de la Constitution qui dit que la loi doit être appliquée selon les procédures prévues, signifiait que toute forme de réglementation étatique était soumise à une décision judiciaire qui l'annulerait. Si une législation contre les monopoles devait être effective, il faudrait qu'elle vienne du gouvernement national. En juillet 1890, les deux chambres du Congrès votèrent presque unanimement la loi Sherman antitrust. Mais, selon les mots d'un sénateur, ses collègues avaient simplement voulu donner leur soutien à un projet de loi pour punir les trusts, leur permettant de retourner dans leurs circonscriptions et de se faire réélire. Le Congrès faisait un geste pour apaiser le mécontentement populaire sans changer en réalité la vie économique. Les gens opposés aux trusts avaient maintenant leur loi et les affaires continuaient comme avant. Pendant la décennie qui suivit ce vote, il y eut peu d'efforts pour faire appliquer la loi Sherman antitrust.

C'est, alors, dans ce contexte historique que mille trois cents délégués se rendirent à Omaha dans le Nebraska en juillet 1892 pour proclamer la naissance du nouveau parti, approuver un ensemble de principes et nommer des candidats à la présidence et à la vice-présidence. Le parti adopta unanimement le nom utilisé par les agrariens du Kansas-the People's party (en latin, "populist") Dans un esprit qui rappelait la croisade antiesclavagiste un demi siècle auparavant, les délégués adoptèrent une plate-forme. Utilisant un langage qui horrifierait les hommes d'affaires conservateurs, ils écrivirent: "Nous pensons que le pouvoir du gouvernement -en d'autres termes, du peuple- devrait être augmenté aussi rapidement et autant que le bon sens d'un peuple intelligent et les enseignements tirés de l'expérience le justifient, dans le but que l'oppression, l'injustice et la pauvreté disparaissent enfin dans ce pays." La plate-forme du Parti populiste de 1892 exigeait la nationalisation des chemins de fer, du téléphone et du télégraphe. Cela constituait une avancée significative par rapport à la réglementation étatique qu'avait demandée la Fédération agricole. D'autres revendications dans la plate-forme comprenaient la journée de huit heures, un impôt sur le revenu progressif, des caisses d'épargne gérées par la poste, l'élection directe des sénateurs, une augmentation de la masse monétaire et la circulation de pièces en argent. Weaver remporta plus d'un million de voix et les partisans du Parti populiste augmentèrent rapidement.

Par contraste, en 1896, le candidat du Parti démocrate à la présidence, William Jennings Bryan du Nebraska, obtint le soutien de la plupart des électeurs populistes en faisant porter sa campagne sur des questions comme la circulation de pièces en argent, un impôt sur le revenu progressif et l'élection directe des sénateurs, mais en laissant de côté les revendications plus radicales comme la nationalisation des industries, et des caisses d'épargne. Cette manoeuvre du parti démocrate, qui perdit toutefois l'élection, représente une trahison historique du mouvement populiste. Bryan en imitant la rhétorique populiste réussit à saboter le mouvement, le privant de son contenu radical. La plate-forme du Parti démocrate de 1896 était un projet capitaliste, et depuis lors le terme populiste est employé( à tort) pour décrire des démagogues favorable au capitalisme.

En dernière analyse, pour l’historien Gabriel Kolko, ce n’est pas le Populisme, mais plutôt une politique de récupération -qui culmina dans l'ère du soi-disant "Progressisme" (capitalisme politique) un siècle plus tard, entre 1900 et 1916- qui a donné une nouvelle direction à la révolte latente que suscitaient les mécontentements et les aspirations contenus dans la culture politique américaine, et a fréquemment fait apparaître les objectifs du monde des affaires et ceux du peuple américain comme presque identiques. (voir Kolko, p.285-86)

 

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